Un toulousain illustre

Joseph Rozès de Brousse

 Georges MAILHOS
Professeur émérite
Président (H) de l'Université Toulouse II Le Mirail
Secrétaire perpétuel de l'Académie des jeux floraux

Le promeneur qui aime flâner et ne déteste pas lever les yeux – mais en existe-t-il encore ? – pourra apercevoir au 36 de la rue Saint-Rome une plaque ainsi libellée : « Ici est né le 1er juin 1876 J. Rozès de Brousse, poète, archéologue, président des Toulousains de Toulouse. » Lorsque celui-ci naquit, la rue Saint-Rome était une grande artère. Rozès de BrousseVoici comment la décrit le peintre et écrivain François Gauzi : « le cœur de Toulouse battait autrefois rue Saint-Rome ; l’œil, c’était les quatre coins des Changes. Là, se trouvaient les bazars, les grands tailleurs, les bottiers, les magasins des libraires, des parfumeurs, des bijoutiers, des casquettiers, partout c’était la boutique de luxe et le grand choix. » (Images et boniments au pays d’Oc, Toulouse, 1925). On sait que peu à peu la rue d’Alsace prit le pas sur le vieux quartier autour de la rue Saint-Rome. Joseph Rozès de Brousse (1876-1960), après avoir fait des études de droit, fut quelque temps avocat, sans grandes astreintes comme on pouvait l’être à l’époque : il se montrait au barreau plus qu’il n’y plaidait. Toutefois, sa connaissance de la jurisprudence lui fut bien utile pour défendre, par la suite, dans le lacis des lois et des règlements, les monuments anciens menacés ou détruits par le modernisme.

Mais plus que par le droit, il fut plutôt, dès le plus jeune âge, séduit par toutes les formes que revêtait alors la vie artistique à Toulouse. La poésie, d’abord, qui occupera toute sa vie « partagée, comme il l’a écrit, entre l’âme latine et le génie languedocien » (à ses débuts, il fut remarqué et encouragé par François Coppée et Stéphane Mallarmé). Il fonda une revue Les Essais des jeunes, avec Maurice Magre et Marc Lafargue. Il participa à la fièvre créatrice qui s’empara des jeunes écrivains autour de l’Art méridional et de la revue L’Âme latine, fondée en 1897 par Armand Praviel. Il fit partie de ces jeunes poètes qu’on devait appeler l’École toulousaine. Il fréquenta les jeunes artistes, au moment où Jean Jaurès, alors conseiller municipal, poussait ceux-ci à organiser des salons qui mettront en lumière la peinture toulousaine.

Mais il fut, en même temps, un des artisans du renouveau de la langue d’oc autour de l’Escolo moudino. Il fut encouragé cette fois-ci par Mistral. Celui-ci lui demanda de traduire en langue romane Le Cor de Roland, ce qu’il fit avec l’aide de Prosper Estieu. En voici la fin :

Lo còrn de RolandLe grand salon blanc de l'Académie des jeux Floraux où se réunissent les mainteneurs
Pel darrier cop, lo grand Valent,           
Dins lo còrn sa sang rajant cauda
E fazent com un riu rabent,
Sonèt sa miga, la bèla Auda.
Enfin, aicesta l’auziguèt :
« La vox de Roland que l’vent pòrta !
Mon Roland moris ! » se diguèt ;
E la bèla Auda tombèt mòrta.
Quand trona subre Gavarni,
Es lo còrn de Roland que sona.
Pour le dernier coup, le Grand Vaillant,
Dans le cor son sang coulant chaud
Et bouillonnant comme un torrent,
Sonna son amie, la belle Aude.
Enfin, celle-ci l’entendit :
« La voix de Roland que le vent porte !
Mon Roland meurt ! » se dit-elle
Et la belle Aude tomba morte.
Quand il tonne sur Gavarnie,
C’est le cor de Roland qui sonne.

Ce poème, où l’on retrouve l’écho de Victor Hugo, obtint en 1904 une églantine au traditionnel concours des Jeux floraux. Rozès de Brousse fut couronné plusieurs fois par l’Académie avant d’en devenir mainteneur en 1914. La légende veut qu’il assista à toutes les séances et manifestations académiques jusqu’à sa mort, mais toujours en retard, car la nuit était pour lui consacrée aux muses. Armand Praviel raconte qu’une nuit il avait si longtemps lu et travaillé qu’il aperçut aux vitres une large lueur rouge : « Bigre !, sursauta-t-il. Quel incendie ! » C’était l’aurore… Avec ce même Praviel il publia l’Anthologie du Félibrige, consacrée aux poètes de la « Renaissance méridionale » du XIX° siècle, puis Les Poètes languedociens de Toulouse ; il fit ainsi connaître la langue et la culture occitanes, la « langue de notre origine », disait-il. Au début du siècle, il adhéra aux Toulousains de Toulouse ˗ société ayant pour objet « la protection et la conservation des monuments, des traditions de Toulouse et du pays toulousain, ainsi que le maintien de la langue d’oc » et à leur revue l’Auta, toujours bien vivace à l’orée de notre XXIème siècle. Les fervents du patrimoine toulousain en connaissent bien l’en-tête : « que bufo un cop cado més ». Il en devint le président dès 1910 et le restera jusqu’à sa mort, soit près d’un demi-siècle.

L’Auta fut pour Rozès de Brousse une tribune pour ce qui a été la grande œuvre de sa vie : la défense et illustration du passé toulousain. Dans les années 1910, il y eut, dans le pays toulousain, la « vache d’Alan ». Dans ce village, proche de Saint-Gaudens, subsistaitun portail, vestige du palais des évêques du Comminges, sur lequel était sculptée une vache. Un antiquaire avait acquis la maison, qu’il commençait à démolir pour emporter le portail et le revendre, sans doute à un riche Américain, comme c’était courant à l’époque (les savants appelaient cela de l’elginisme, par référence à lord Elgin qui fut un des premiers à pratiquer le dépeçage des monuments privés). Le maire ayant donné du tocsin, Rozès donna de la plume en multipliant les campagnes de presse, en alertant les autorités, et le portail fut classé. « Si la vache d’Alan n’a pas connu l’exil sur les rives de l’Hudson » comme l’a écrit plaisamment Pierre de Gorsse, ce fut bien grâce à Rozès qui, du coup, devint citoyen d’honneur d’Alan.

Un autre exemple précis qui montre son dynamisme et sa foi. Durant la Grande Guerre, en 1916, ressort des dossiers un vieux projet. Hantés par le souvenir des terribles inondations de 1875, les services des Pont et Chaussées, préconisaient la destruction du Pont-Neuf (qui, comme partout, est le plus vieux) et de l’Hôtel-Dieu, préalable à un réaménagement des quais. Rozès de Brousse fut indigné : « Le Pont-Neuf, l’Hôtel-Dieu représentent pour nous un peu, beaucoup de notre âme de vieux Toulousains. » Avec ses amis des Toulousains de Toulouse, en particulier de Marc Lafargue, Henri Rouzaud, Théodore Puntous, Jules Chalande, et à longueur d’articles dans L’Auta et les quotidiens, Rozès de Brousse mena, en ces temps de guerre, une bataille pacifique, mais énergique, qu’avec ses amis il remporta en …1918. (Détail amusant, Edmond Rostand fut convoqué :

 « Mon cœur est assez grand pour aimer deux Toulouse,
Et j’en aimerais dix, et j’en aimerais douze,
Et, sans être au milieu, puisqu’il n’est pas si près
De la Toulouse riche aux minutes faciles
Que de l’autre Toulouse aux dévouements secrets,
Mon cœur est sur le pont qui rejoint les deux villes. »)

Signe de l’histoire, le Pont-Neuf réapparaîtra dès le premier numéro de L’Auta après la Libération de la ville. Dans l’éditorial, Toulouse libre et intacte, nous pouvons lire : « Le Pont-Neuf a été à deux doigts de la catastrophe. Il était miné. Les Milices patriotiques l’ont sauvé en coupant le contact à temps. » Terminons ce survol par la statue de Clémence Isaure, place de la Concorde. Inaugurée le 3 mai 1913, date de la Fête des Fleurs de l’Académie des Jeux floraux, elle fut envoyée à la fonte sous l’Occupation et miraculeusement retrouvée intacte à la Libération. C’est Rozès de Brousse qui en informa la municipalité. Détail symbolique : un des bas-reliefs en bronze représente le Pont-Neuf ! Avec les Toulousains de Toulouse Rozès de Brousse a participé à ce qu’on appelle à présent la défense du patrimoine : ne se dénommait-il pas « le guetteur du Capitole » ou encore le « custode du passé toulousain » ?

Reste l’homme. Rozès de Brousse était de petite taille ; un de ses confrères, Emmanuel Ripert y fait allusion avec une amitié complice : « il s’est dressé de toute sa hauteur (il suffit de parler de haut pour être grand) contre les démolisseurs imbéciles et il a réussi à conserver ainsi bien des souvenirs d’un passé vénérable. » Pierre de Gorsse le dépeignait « trottinant menu, canne à la main, lavallière au col et feutre magistral sur le chef ». Il arpentait rues et ruelles du vieux Toulouse, le nez en l’air comme ces promeneurs ou flâneurs de l’ancien temps que le peintre Henri Martin a si bien peints (et en particulier, on le sait, Jean Jaurès). Curieux, informé de tout ce qui se passait, aussi sensible aux faits historiques qu’aux faits divers, il voyait, écoutait et fixait dans sa mémoire des détails qui, le moment venu, nourriraient ses articles et ses causeries. Dans ses conférences, il savait manier une érudition aussi sûre que nuancée, et en même temps évoquer les scènes de la vie urbaine de jadis, la foire à l’ail, l’Inquet, les vieux métiers qui peu à peu disparaissaient : vitriers, rémouleurs, vendeurs d’eau… Il dirigeait également des promenades dans le Toulouse historique où sa verve alerte et primesautière faisait florès. Il a su fixer, par l’écrit comme par la parole, des lieux de mémoire qui permettent de retrouver à partir du présent la profondeur du temps. Il fut un mainteneur dans tous les sens du terme. Écoutons-le : « S’il est vrai que nous continuons nos ancêtres et que le monde se compose de plus de morts que de vivants, nous devons tenir à ces murs vénérables, longuement édifiés, remaniés, vivifiés, presque sanctifiés par tant de siècles de générations toulousaines. »

Si, pour nous, aujourd’hui, le passé est notre contemporain, c’est à des hommes comme Joseph Rozès de Brousse que nous le devons.

Sources :
Recueils de l'Académie des jeux floraux
L'Auta