Le BAISER (1907-1908) de Gustav KLIMT (1862-1918)

Conférence de Maryse CARRIER le 23 janvier 2013

Professeur agrégé d'Allemand (H)

 

« Le Baiser » (huile sur toile), exposé à la Galerie du Belvédère de Vienne, est incontestablement le tableau le plus célèbre de G. Klimt. Maintes fois reproduit (comme bien d’autres œuvres), on a même pu parler d’une véritable « Klimtmania » ! Et nous allons voir à quel point ce chef-d’œuvre est un véritable miroir de son époque.

I : Repères biographiques et artistiques :

Klimt, issu d’une famille très modeste, est né à Vienne en 1862 (on a fêté en 2012 les 150 ans de sa naissance) et les parents (père graveur/orfèvre et mère mélomane) ont transmis à leurs 7 enfants leur passion pour le monde de l’art.

 Gustav était de tempérament timide, taciturne, un peu bourru. Il sera toutefois suffisamment libertin, pour scandaliser les bien-pensants de son époque…. Après des études à l’Ecole des Arts décoratifs de Vienne, il débute sa carrière en tant que peintre-décorateur officiel. Mais bientôt, comme de nombreux artistes des années 1900, Klimt éprouve un goût profond pour un art moderne, en rupture avec le passé, et il va devenir le représentant le plus éminent d’un renouveau artistique, « l’Art nouveau » (1890-1914), expression d’une révolte contre l’historicisme et le conservatisme artistique de l’époque. Ce mouvement, dont les appellations différent selon les pays, porte en Autriche le nom de « Sécession Viennoise » (« Wiener Sezession ») et Vienne pourra même s’enorgueillir de son « Pavillon de la Sécession » (1898, œuvre de l’architecte J. M. Olbrich), qui arbore fièrement sa célèbre formule : « A chaque époque son art, à l’art sa liberté !».

Ce mouvement s’inscrivait par ailleurs dans un vaste courant plus large, le Symbolisme, qui s’était imposé à la fin du XIXème siècle (par réaction à l’Impressionnisme) et ces deux influences sont très présentes chez Klimt.

Précisons d’autre part le rôle phare que jouait à cette époque-là la ville de Vienne, pôle d’attraction pour toutes les élites et comptant pas moins de 16 nationalités différentes, la communauté juive étant particulièrement importante.

C’est donc au milieu de ce foisonnement intellectuel et artistique que Klimt, « le peintre de l’univers féminin », réalisa des portraits de femmes de la haute bourgeoisie, souvent d’origine juive, et aux maris-mécènes : « Judith I» (1901), « Salomé » (1909), « Adèle Bloch-Bauer » (1907), « Fritza Riedler » (1906)… Il peignit également des nus qui offusquèrent de nombreux compatriotes :
«Serpents d’eau I » (1904-1907)… et surtout le fameux « Baiser » (1908). Ce tableau, exposé à Vienne en 1908 lors de la grande Exposition organisée en l’honneur du 60ème anniversaire du règne de l’Empereur François-Joseph Ier de Habsbourg, connut immédiatement un succès considérable et l’Etat autrichien s’en porta aussitôt acquéreur.

Interprétation :

- Ce tableau est intimement lié à la vie (privée) de Klimt

Klimt, qui a peint très peu d’hommes, s’est ici lui-même mis en scène, revêtu de son long et célèbre « sarrau de lin » amplement décoré, symbole d’un certain anticonformisme et d’un désir de retour à la vie simple et naturelle. Mais surtout le peintre a voulu sur ce tableau exprimer son amour pour Emilie Flöge, sa belle-sœur, à laquelle il voua, durant une trentaine d’années, une passion -paraît-il- platonique. N’ayant jamais pu en effet se détacher ni de sa mère, ni de ses sœurs, Klimt devint ainsi un cas d’école intéressant pour une nouvelle doctrine, la psychanalyse, en illustrant certaines théories du célèbre Sigmund Freud. Emilie, beauté élégante et froide, qui avait créé à Vienne sa propre maison de couture, resta donc apparemment la compagne officielle plutôt que l’amante d’un homme qui connut par ailleurs de multiples aventures sentimentales …

- Période dorée de Klimt (1903-1909)

A partir de 1903, Klimt alla deux fois en Italie, où il fut très impressionné par les magnifiques mosaïques de Ravenne, les plus belles d’Europe. Cette ville, située près de l’Adriatique, fut très longtemps occupée par des troupes ainsi que par des artistes de l’empire byzantin, qui entre 350 et 1453 a fourni sans doute la civilisation la plus brillante de tout le Moyen-âge. C’est pourquoi le tissage du fond de la toile du « Baiser » évoque des mosaïques à tesselles dorées proches de celles de Ravenne et la couleur dorée, que l’on aperçoit partout, rappelle les coloris vifs et étincelants des mosaïques byzantines. Or ce goût pour les éléments dorés et colorés ainsi que pour la prolifération des éléments décoratifs était en phase avec les tendances de l’Art nouveau en Autriche, où les artistes de la fin du 19ème siècle. subissaient aussi comme dans toute l’Europe l’influence des maîtres des estampes japonaises.

Mais ce tableau est en outre riche en significations symboliques : le cocon d’or qui enveloppe ce couple, en lui conférant une aura particulière, est en réalité un symbole érotique et plus précisément phallique de la fusion parfaite de ces deux corps en une seule et même figure. Et les motifs géométriques et abstraits, tels les rectangles noirs (représentant le principe masculin), les cercles (emblèmes de la féminité) ainsi que les spirales (symboles de la fertilité),  ont eux aussi une dimension érotique.

Nous remarquons également des lignes courbes, sinueuses (la courbe ondoyante et sensuelle du dos de la femme notamment), et de splendides arabesques (formule privilégiée de l’art musulman), car l’arabesque est à la fois pour Klimt le signe de la féminité mais également celui de l’énergie et du dynamisme. Rappelons que toutes ces courbes, ces spirales, ces arabesques sont aussi une caractéristique de l’Art nouveau. Nous voyons donc à quel point peinture de l’Art nouveau et peinture symboliste se rejoignent et se confondent !

Quant aux petits triangles d’or (au dessous des genoux de la femme et qui se répandent sur le parterre de fleurs), ils symbolisent, avec leurs pointes orientées vers la terre, la fécondité, les racines de vie, qui puisent leur force vitale au sein de la nature, de la terre nourricière et qui procurent à cette femme agenouillée tout son rayonnement.

Enfin, dessinés sur les bras d’Emilie, les quelques petits carrés, symboles de la perfection, sont associés aux cercles, ce qui évoque toujours le couple ciel-terre.

Et surtout n’oublions pas que Klimt pare la couleur dorée elle-même d’une éminente valeur symbolique, à connotation magique et même religieuse. C’est pourquoi ce tableau, aux visages entourés d’une aura dorée, aux corps très allongés, invite à une comparaison avec une icône, cette image sainte, qui guide le croyant vers la Lumière des cieux et dont les couleurs mettent le fidèle en contact avec tout un monde de symboles.

 L’union charnelle de ce couple acquiert donc une dimension spirituelle, sacrée, sous l’effet de la puissance magique de l’or, qui signifie la transfiguration en une pureté, une beauté idéale, en une sorte de rédemption par l’art. Or cette sublimation des sentiments, en contrepoint à l’éros, forme la base continue de l’œuvre de Klimt.

- Le thème floral

Avec l’essor de l’Art nouveau, l’élément floral connut un très grand épanouissement, car il représentait la
 sensualité féminine (les fleurs à l’intérieur des cercles sont nombreuses sur Emilie) et nous pensons ici aux « femmes-fleurs » du peintre tchèque Mucha.

Mais d’autre part cet Art, issu de la Révolution industrielle du 19èmesiècle. rejetait le matérialisme ambiant et prônait la réconciliation de l’homme et de la nature : avec ce couple émergeant de ce magnifique massif fleuri, nous assistons à une communion parfaite entre les deux amants et la nature, illustrant par ailleurs l’un des objectifs de l’Art Nouveau, à savoir éduquer l’homme au beau et à l’art ! Vaste programme, qui n’est pas sans rappeler l’allégorie humaniste du célèbre tableau de Botticelli : « le Printemps ».

L’image de ces amants vivant dans la félicité et en totale harmonie avec la nature, ne serait-elle donc pas la représentation d’Adam et Eve au Paradis, exécutée sur un tableau digne des plus belles icônes ? Mais certaines ambiguïtés nous autorisent à penser que tout n’est peut-être pas aussi idyllique qu’il y paraît…

- Plusieurs menaces sous-jacentes semblent planer sur les amants

Nous avons en effet l’impression que ce couple se trouve dans une position très précaire, au bord d’un abime, et les mains et les pieds de la femme sont très crispés, comme si elle craignait de chuter. Le visage d’Emilie est en outre inexpressif et elle semble vouloir esquiver le baiser… Ne serait-elle pas un magnifique oiseau au riche plumage dans une prison dorée ? Apparemment elle ne se satisfait pas de cette position de soumission dans laquelle son amant semble vouloir la maintenir.

Quant aux mains de l’homme, (aux doigts d’une longueur interminable !) elles sont, elles aussi, crispées, nerveuses. Cet homme n’est-il pas trop dominateur ? Mais est-ce pour la soumettre ou par peur de la perdre ?

Rappelons que dans de nombreux tableaux Klimt d’une certaine façon a prophétisé le siècle de la femme, qui va bientôt entreprendre ses premiers pas vers l’émancipation, à l’image d’Alma Mahler, considérée comme une pionnière et de l’impératrice Sissi elle-même, libre, indépendante, parcourant l’Europe à la recherche d’un bonheur inaccessible.

Or le mal de vivre de l’impératrice n’était-il pas révélateur de celui de son époque ?

En 1908 (date du tableau) nous assistons en Autriche à une fin de règne. Les drames familiaux se sont multipliés : exécution de l’archiduc Maximilien au Mexique (1867), suicide (ou assassinat ?) du prince-héritier Rodolphe et de Marie Vetsera (1889), assassinat de l’impératrice Sissi à Genève (1898). D’autre part l’empereur François-Joseph rencontre de plus en plus de difficultés sur le plan politique, à cause du réveil tumultueux des nationalités, et l’assassinat en 1914 du neveu de l’empereur, l’unique prince héritier François-Ferdinand, par un étudiant bosniaque, déclenchera la Première Guerre mondiale. Après 68 ans de règne (1848-1916), l’empereur s’éteint et en 1918, on ne parlera plus d’empire autrichien.

En conclusion l’on peut dire que « Le Baiser » traite le thème universel et intemporel de la passion avec l’aide de nombreux symboles abstraits et une redondance caractéristique de l’Art nouveau. Klimt a parfaitement réussi à créer une atmosphère à la fois idyllique, religieuse, érotique, orientale, où Eros cohabite avec Thanatos, car l’on sent bien que beauté et fragilité du bonheur ne font qu’un. En ce sens ce tableau est très proche de l’atmosphère qui régnait en Autriche et en Europe quelques années avant la Grande Guerre, laquelle va entre autres battre en brèche le credo sécessionniste : « Le progrès de la civilisation peut… se fonder uniquement sur la pénétration de l’art dans la vie de tous les jours » (Klimt 1908). Car l’Art nouveau, qui voulait améliorer le quotidien de l’homme et éduquer l’être humain au beau et à l’art, a concerné tous les domaines, aspirant à créer le fameux « Gesamtkunstwerk » ou « œuvre d’art totale », utile, abolissant la frontière entre Arts majeurs et Arts mineurs. Puis peu à peu il évoluera vers l’Art déco . Quant au symbolisme il sera relayé, notamment dans les pays germaniques, par le mouvement expressionniste, caractérisé comme l’art de la souffrance, de la révolte, de l’angoisse existentielle, tel que l’exprimera entre autres Egon Schiele, l’un des élèves les plus doués de Gustav Klimt.


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