Souvenirs de José Cabanis

(1922-2000)

Pierre NOUILHAN
Pédiatre fondateur éditions "Sables"

Réception de José Cabanis à l’Académie françaiseIl y a treize ans, le 6 octobre 2000, mourait José Cabanis, à Nollet, près de Lasbordes. Ce solitaire était né à Toulouse en 1922. Comme Malagar le fut pour Mauriac, Nollet, grande maison froide entourée d’arbres, à quelques kilomètres de la ville, fut sa querentia organisée pour une vie studieuse. Il y avait passé sa jeunesse, puis, après un temps vécu à Toulouse, le reste de sa vie. Sa famille était catholique et nombreuse, il avait des sœurs et des frères dont Arnaud, tué en 1940 à Dunkerque, entré peu d’années auparavant à la Trappe d’où la guerre l’avait sorti pour mourir. Ce frère perdu, jamais il ne l’oublia. Il fut élève au collège privé du Caousou, puis au lycée de Toulouse où se produisit une rencontre décisive, celle de Georges Canguilhem professeur de philosophie, plus tard successeur de Gaston Bachelard à la Sorbonne, maître de Michel Serres, de Gilles Deleuze et de Michel Foucault. L’enseignement de cet homme le marqua définitivement, par sa rigueur, son intelligence, et par les oeuvres qu’il lui permit de découvrir, notamment celles de Proust, de Stendhal, de Dostoïevski, de Freud ainsi que celle des écrivains de la nrf. Il lui envoya plus tard tous ses ouvrages, dès leur parution, avec des dédicaces « à faire pleurer les pierres »([1]), mais jamais il ne reçut de réponse. Ce fut, dit-il, un « amour sans réciprocité ». Canguilhem était bourru et distant.

Il ne fit dans sa vie qu’un long voyage en Allemagne, où requis par le STO, il resta de 1943 à la fin de la guerre, utilisé comme manœuvre en Rhénanie, éloigné de ses parents qu’il aimait par dessus tout. Dans ce séjour forcé sa personnalité se modela. Le contact prolongé avec la misère, la peur, le sentiment quotidien de la précarité de sa vie transformèrent sa vision du monde et l’éloignèrent définitivement de l’idéologie de la classe sociale dont il était issu, qu’il perçut comme aveugle et égoïste. Il connut aussi en Allemagne les douceurs de l’amour, avec une ouvrière russe, elle aussi travailleur forcé qui finit après la guerre ses jours en Sibérie, coupable d’avoir connu l’Occident, à travers un homme, fût-il esclave. C’est en Allemagne aussi que s’approfondit sa vocation d’écrivain : il lisait tout ce qu’il trouvait. Dans un de ses carnets, on trouve cette note : « 6 septembre 1944... lecture de Pascal aux cabinets ». Dans son bagage il avait emporté un exemplaire des Essais de Montaigne, œuvre qu’il connaissait parfaitement.

A son retour il devint avocat, puis expert judiciaire, sans passion, mais avec sérieux. Le jour était occupé par cette activité qui lui permettait de faire vivre sa famille, la nuit consacrée à son travail littéraire. Car il travaillait la nuit et s’était fait confectionner, pour lutter contre le froid, une coule, qui est une robe de moine. Son bureau de Nollet, ancienne salle de bains basse de plafond et tapissée de livres, était orné par la gravure La Mélancolie de Dürer et par la photographie de Baudelaire de Carjat. Dans le lointain il voyait deux petites lumières fixes qui soutenaient sa rêverie et son travail. Là, est née son œuvre. En 1952 un premier roman paraît chez Gallimard, l’Âge ingrat, envoyé à l’éditeur par la poste et accepté aussitôt, début d’un cycle romanesque qui décrit une ville de province, Toulouse bien sûr, avec des êtres malmenés par la vie et l’amour, des lâches et des victimes. Suivront quatre romans qui constituent un premier cycle romanesque (l’Auberge fameuse, Juliette Bonviolle, Le Fils, les Mariages de raison), sorte de comédie humaine noire qui donne un extraordinaire reflet de la France des années trente et quarante. Dès son premier roman, Cabanis a fait sienne la prière de Tolstoï : « Seigneur, donnez moi la simplicité du style »Il écrivait plusieurs moutures pour chaque roman, parfois quatre ou cinq, dans une prose pure, classique, ce dont il avait horreur qu’on le dise. Ses livres furent bien accueillis par la critique qui trouva que l’auteur sonnait vrai. Il fut donc reconnu plus que connu, avec cette célébrité discrète des auteurs qui vivent en province et ne participent pas à l’activité littéraire parisienne. Il recevra le prix Renaudot en 1966, pour La Bataille de Toulouse roman qui fait partie d’un second cycle romanesque qui comprend Le bonheur du jour, Les cartes du temps, Les jeux de la nuit et plus tard Le crime de Torcy. Ces romans ont une tout autre musique que ceux parus auparavant : ils sont intimistes et l’auteur mélange avec bonheur sa propre vie à la fiction. Le narrateur a beaucoup de lui, le ton est celui de la confidence, de l’intimité dévoilée. C’est là qu’il révèle ce qui est le plus important pour lui : la foi, née dans l’enfance, secret du bonheur, avec l’amour. Cabanis fut aussi historien : ses livres sur Saint-Simon, Napoléon, Charles X, Louis-Philippe, Lacordaire montrent une érudition sans faille. Trois tomes des journaux intimes écrits dans sa jeunesse et relus des années après, diront le travail du temps sur cet homme qui n’a jamais quitté son cabinet de travail nocturne. Il a écrit dans les marges d’un manuscrit : « J’aurai passé ma vie ici, jusqu’à présent, plus d’un demi siècle. Cette solitude quel privilège. Je n’aurais pas voulu vivre et ne voudrais achever ma vie nulle part ailleurs, ni avoir vécu ni vivre autrement ».Il fut exaucé. Sa relation à Toulouse était subtile. On l’a parfois comparé à celle de François Mauriac avec Bordeaux. Mauriac avait passé son enfance dans sa ville mais vivait à Paris et les retours à Malagar étaient comme des retours à ses sources. Cabanis a passé sa vie dans son lieu de naissance, de sorte que souvent il a eu des sentiments irrités envers une ville qui était son seul univers. Il la trouvait cependant belle, la connaissait parfaitement, et il a laissé un texte sur elle qui se termine par ces mots: « Toulouse, en grandissant ne s’est pas défigurée et a su garder son âme. Pourquoi vivre ailleurs ? » Il souffrait cependant de ne pas avoir été reconnu dans sa ville natale, malgré une œuvre pourtant déjà abondante, jusqu’à son élection à l’Académie française, élection dont il n’était d’ailleurs pas dupe qu’elle représentait une consécration sociale autant que littéraire. On le voyait peu dans les manifestations culturelles car il détestait les mondanités. Il aimait la solitude et travaillait sans cesse. Sa vie était faite de travail solitaire, dans un lieu dont il disait : « Ma maison plonge dans le temps et je m’y sens à certaines heures comme un passager d’un grand navire où il fait bon se promener et dont il faut profiter tant que dure le voyage ».

Cabanis fut un immense lecteur qui a beaucoup écrit sur les auteurs qu’il aimait : les deux tomes de Plaisir et lectures rassemblent des textes publiés tout au long de sa vie pour des revues ou des journaux. Certains écrivains eurent droit à des ouvrages très personnels comme Saint-Simon, Chateaubriand, Michelet, Jouhandeau, Mauriac ou les auteurs de la nrf. Ce qui l’intéressait c’était le secret des hommes, la relation des athées à Dieu, la relation des croyants au mal. Ce qui reste d’eux lorsque, comme le dit Valéry « ils ont tué la marionnette. » D’où sa fascination pour Green et Mauriac.

Il fut élu en 1990 à l’Académie française. Son esprit n’en fut pas chaviré. Il aimait cependant cette compagnie de gens distingués et se rendait régulièrement à la commission du Dictionnaire. Les années passant, la part du monde extérieur qu’il investit avec le plus de plaisir fut son jardin, qui était plus qu’un cadre, mais la représentation symbolique d’un lieu secret, d’un paradis perdu. Car Cabanis aimait les jardins à cause de leur splendeur physique, de leur beauté inépuisable mais aussi parce qu’ils étaient le reflet du jardin intérieur qu’il faut protéger et faire fleurir.

S’il n’avait pas été académicien, sans doute la belle Médiathèque de Toulouse et quelques rues ou chemins ne porteraient-ils pas son nom. Malgré ces honneurs fugaces, il reste un écrivain méconnu, aimé d’un petit cercle, mais fervent, comme tant d’autres parmi les plus subtils, comme Perros, comme Dhotel, comme Calaferte qui avait pour lui une grande admiration.

Dans le hall de la Médiathèque est inscrite une phrase, extraite de l’Escaladieu: « Chaque créature, unique et incomparable, aurait mérité depuis que le monde existe de laisser son témoignage ; ce serait celui d’une vie, toujours pathétique et riche, et imprévue, même pour les plus humbles et les plus méconnus. » Cabanis a laissé le sien, qui a trouvé sa source dans la solitude. Lorsqu’il disparut, en octobre 2000, le poète Gaston Puel écrivit à l’un de ses amis :« On se dit avec regrets combien on aurait dû aller à la rencontre de tels êtres. Mais pourquoi ? Cabanis n’était heureux que dans la solitude du soir, quand tout dialogue devient surfait sinon inutile ; d’où ce constat décourageant que ceux qui nous sont proches sont hors d’atteinte ».Cabanis est en chemin dans le temps, toujours à découvrir. Rien en lui n’est aujourd’hui démodé. Il révèle dans chacun de ses écrits une justesse et un talent qui en font le plus grand écrivain que notre ville ait eu.


([1]) Les profondes années. Gallimard, 1976.


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