LE CEMES
50 ans de science autour de la Boule
par Jean-Pierre Launay
Professeur émérite à l’Université Paul Sabatier et à l’Institut Universitaire de France
Ancien Directeur du Centre d’Elaboration de Matériaux et d’Etudes Structurales (CEMESCNRS), Toulouse
conférence du 10 avril 2013
Le CEMES est le successeur du Laboratoire d’Optique Electronique (LOE), fondé en 1957 par le professeur Gaston Dupouy. Inauguré par De Gaulle en 1958, dans un contexte de développement volontariste de la Recherche, ce laboratoire relevait alors un défi technologique : construire des microscopes électroniques à haute tension fonctionnant sous 1,2 Millions de volts, puis plus tard 3 MV. La célèbre « Boule » du quartier de Rangueil accueille toujours le très spectaculaire générateur de 1,2 MV dans son étage supérieur, mais aussi, à la place du Microscope historique, des microscopes modernes, commerciaux ou expérimentaux, au Rez de Chaussée.
En 1989, une évolution majeure fut la transformation du LOE en CEMES, avec l’arrivée d’équipes de chimistes, notamment moléculaires. Désormais, le Laboratoire avait la capacité d’élaborer ses objets d’études, par les procédés de la chimie, mais aussi par des méthodes physiques (implantation ionique, pulvérisation cathodique, pyrolyse d’aérosols, etc…). Le laboratoire, qui a fêté ses 50 ans en 2009, se positionne dans le domaine des Nanosciences et Nanomatériaux, là où les disciplines traditionnelles que sont la Physique et la Chimie se confondent. Des développements importants ont été récemment rendus possibles par des financements CPER (Contrats de Plan Etat Région) où interviennent le CNRS et les collectivités locales, ainsi que par l’aide la Communauté Européenne.
Une plongée vers la matière
La Figure montre les échelles de distances des objets et des techniques, depuis le domaine directement visible jusqu’au nanomètre et même le picomètre.
L’observation de la matière débute par l’utilisation du microscope optique. Mais la dimension des plus petits détails que l’on peut percevoir est de l’ordre de grandeur de la longueur d’onde du rayonnement soit 400 nm pour la limite basse du domaine visible. Pour aller plus bas, il faut utiliser des rayonnements de plus courte longueur d’onde. Or depuis Louis de Broglie, 1924, on sait que (très curieusement) à une particule matérielle en mouvement, comme un électron, on peut associer une onde. Sa longueur d’onde est donnée par la formule λ= h / mv, où h est la constante de Planck, m la masse et v la vitesse. Et les électrons, ces petites particules qui transportent une charge électrique (les « grains d’électricité ») peuvent être accélérées par des champs électriques intenses, donc des hautes tensions. Un calcul simple, avec la formule plus haut, montre que pour une tension d’accélération de 300 000 Volts (300 kV), la vitesse est telle que la longueur d’onde associée tombe à 2 pm, soit un gain considérable par rapport à l’optique, mais qu’on ne peut pas exploiter en totalité (voir plus bas).
Le microscope électronique, apparu en Allemagne en 1931, est donc construit comme un microscope optique, avec des séries de lentilles pour illuminer l’objet puis fournir une image agrandie. Il y a cependant des différences technologiques. Ainsi la source de « lumière » est en haut et l’observation se fait en bas. En outre, les électrons ne pouvant se propager facilement dans l’air, tout l’appareillage est enfermé dans une colonne où règne un vide poussé.
Dans l’immédiat, signalons qu’avec cette lumière très particulière que constitue un faisceau d’électrons, on peut reproduire les expériences de l’optique classique, telles que les interférences, ou l’holographie. On côtoie ainsi quotidiennement la fameuse dualité onde-corpuscule, fondement de la mécanique quantique.
La microscopie électronique appartient à la catégorie des méthodes « à champ lointain », ainsi appelées car l’image se forme loin de l’objet. Mais il existe aussi des méthodes « à champ proche ». A partir de 1981 a été mis au point le microscope à effet tunnel (Scanning Tunneling Microscope, STM). Il met en œuvre une pointe métallique ultrafine (idéalement terminée par un seul atome), positionnée avec une extrême précision au voisinage d’une surface métallique, par des actionneurs piézoélectriques. Lorsque la distance entre les deux conducteurs métalliques est inférieure à
environ 1 nm, donc avant le contact proprement dit, un courant commence à passer. Il s’agit du courant tunnel, mettant en jeu l’effet du même nom. Cette dénomination vient du schéma d’énergie où l’énergie est portée en fonction de la distance : les électrons n’ayant pas assez d’énergie pour être extrait du métal et traverser l’espace vide entre les deux conducteurs, tout se passe comme si ils passaient dans un tunnel sous la colline d’énergie. Le courant tunnel étant extrêmement sensible à la distance, il constitue un indicateur très précis de la position de la pointe. Un dispositif d’asservissement électronique complète le dispositif et permet le déplacement de la pointe à altitude constante, d’où la possibilité de réaliser des images.
Ainsi le microscope à effet tunnel peut être considéré comme un « palpeur » ultrasensible, qui touche directement la surface, et dont les performances ne sont plus limitées par le problème de la longueur d’onde. En outre, à partir de 1991, il a été montré que la pointe du STM constituait un remarquable outil de fabrication, capable de tirer, pousser, donc repositionner un objet tel qu’un atome ou une molécule.
Avec ces outils performants d’observation et même d’intervention, le CEMES aborde l’étude d’une large gamme d’objets et de phénomènes.
Dislocations et plasticité des métaux
Un premier exemple d’applications est l’observation de « défauts » particuliers dans les métaux, appelés dislocations. Il s’agit de discontinuités dans l’arrangement régulier des atomes, et ces dislocations favorisent la plasticité des métaux, c’est-à-dire leur aptitude à se déformer sans casser. Ainsi, contrairement à ce que suggère l’étymologie du mot, les « défauts » ont un effet bénéfique sur les propriétés. L’observation des dislocations est une spécificité reconnue du Laboratoire, notamment par des méthodes « in situ » dans lesquelles on soumet le matériau observé à une contrainte (compression, étirement, variation de température) à l’intérieur du microscope. On assiste ainsi au riche comportement des dislocations : leur naissance, leur déplacement, leurs transformations et parfois leur annihilation. Ces études permettent de bien comprendre les mécanismes de plasticité, ce qui est particulièrement important dans le cas des alliages pour l’aéronautique.
La course aux performances
Comme dit plus haut, le microscope électronique est construit sur le même principe général que le microscope optique, avec l’avantage d’utiliser un rayonnement de bien plus courte longueur d’onde. Malheureusement les lentilles électroniques ne peuvent pas être d’aussi bonne qualité que les lentilles optiques, et sont affectées de défauts importants dont l’aberration de sphéricité : les rayons arrivant loin de l’axe de la lentille ne convergent pas exactement au même endroit que ceux arrivant après de l’axe, ce qui produit des images floues. Ce défaut n’a pu être corrigé (et encore pas totalement) qu’à partir de 1998, et le CEMES a été le premier laboratoire français à acquérir un microscope corrigé. La résolution est alors passée en dessous de l’Angström (1 Å = 0,1 nm), ce qui permet de distinguer les atomes. En fait, le matériau ayant une certaine épaisseur, ce que l’on voit, ce sont plutôt les colonnes atomiques, et ceci peut être particulièrement utile pour caractériser certains matériaux pour l’électronique.
Avec le microscope à effet tunnel (STM), on peut aussi voir des atomes, déposés sur une surface, mais les recherches au CEMES portent surtout sur des molécules, ces assemblages d’atomes trop fragiles pour supporter le rayonnement d’un microscope électronique. On peut même voir les modifications de structure d’une molécule lorsqu’on lui ajoute ou retire un électron.
Ceci revient indirectement à « voir un électron », alors que cette particule est trop petite et trop mobile pour pouvoir être localisée directement.
Enfin, par la microscopie électronique, on peut maintenant accéder à l’immatériel : par des techniques d’holographie mettant en jeu les interférences des ondes électroniques, on peut cartographier ce qui est intrinsèquement invisible, les champs électriques ou magnétiques. Ce type d’étude est précieux pour la conception de matériaux ou de dispositifs électroniques, ou de supports pour l’enregistrement magnétique.
Le renouveau de la lumière
Depuis 2007, le CEMES intègre des équipes spécialisées en spectroscopie Ramanlaser. La spectroscopie consiste à faire interagir de la lumière (issue d’un laser) avec la matière et analyser les modifications de la lumière qui en résultent, du fait par exemple de la mise en vibration des atomes de matière (effet Raman). Mais depuis quelques années, s’est développé le domaine de la «Plasmonique». Ici, ce sont les électrons à la surface d’un métal qui entrent en vibration, générant ce que l’on appelle des «plasmons» et ces oscillations se propagent pour aboutir à la ré-émission de lumière à un autre endroit. Ce phénomène est particulièrement utile pour « canaliser » la lumière, et donc l’énergie à une échelle inférieure à celle de la longueur d’onde. Ainsi, alors que les lois de l’optique interdisent de focaliser suffisamment un faisceau lumineux pour l’amener à la taille d’une molécule (la longueur d’onde d’un rayonnement visible est environ 1000 fois plus grande que la taille d’une molécule), on peut par cette méthode indirecte amener l’énergie lumineuse à un endroit déterminé en la faisant cheminer dans des sortes de guides d’onde. Ceci rappelle l’utilisation des «tubes acoustiques» sur les anciens navires.
La plasmonique est un domaine en plein essor. Par exemple, dans des chaines de nanoparticules d’or excitées à une extrémité, on peut suivre et contrôler la progression de la lumière et de la température de manière très fine, ce qui pourrait avoir des applications médicales (procédés d’hyperthermie pour détruire des tumeurs).
Mais sur le plan culturel, la plasmonique permet aussi de comprendre les propriétés extraordinaires de certains matériaux du patrimoine. Ainsi certaines poteries égyptiennes de la période Fatimide (XIIe siècle) sont recouvertes d’un lustre qui présente une couleur très différente selon qu’on l’observe en transmission ou en réflexion. Le lustre est constitué de nanoparticules d’argent disposées en couches (ceci obtenu par des techniques de cuisson extrêmement élaborées), et ces jeux de lumière remarquables résultent d’effets plasmoniques à la surface des nanoparticules ainsi que d’interférences entre les différences couches. On ne peut qu’être admiratif devant le savoir-faire (empirique !) qui a été ainsi développé au cours des siècles.
Façonner la matière
Façonner la matière à l’échelle du nanomètre, créer des objets individuels de taille nanométrique, tout cela est devenu possible par une association étroite de la physique et de la chimie de synthèse. Par cette dernière méthode, on élabore de grosses molécules complexes, que l’on peut aussi appeler nanoobjets, dont la forme et le comportement rappellent ceux d’objets macroscopiques. Il peut s’agir d’éléments mécaniques (roues, axes, engrenages, moteurs,…) ou électroniques (fils, diodes, éléments de mémoire, transistors,…)
Nous nous limiterons ici aux éléments mécaniques. Ainsi le laboratoire a développé des séries de « moteurs rotatifs » constitués par des molécules en forme de « tabouret de piano ». Les trois pieds sont destinés à ancrer la partie inférieure (stator) sur une surface, tandis que la partie supérieure (rotor) à 5 bras est libre de tourner autour d’un axe vertical. Il s’agit d’un gros travail de synthèse qui a permis de bien maitriser la géométrie du système. Les études actuelles, réalisées avec un microscope à effet tunnel, consistent à observer la rotation (pour l’instant spontanée) du rotor, et, mieux, à essayer de la contrôler, l’énergie étant alors apportée par la pointe du STM.
Mais un objectif plus ambitieux se dessine déjà : créer un véhicule (nanovoiture), constitué d’un châssis et de 4 roues, et essayer de le mettre en mouvement. Le défi est considérable, car se pose la question de l’apport d’énergie et du contrôle du mouvement.
A titre ludique, mais surtout pour stimuler la compétition/collaboration internationale, une course de «molécules-voitures» est organisée à partir de fin 2013. Sur une « piste » constituée par une surface d’or très propres parsemée d’obstacles atomiques, les véhicules déposés devront effectuer un trajet défini mais sans intervention directe et permanente de l’expérimentateur.
L’adressage moléculaire
Pour tirer pleinement part des possibilités de la chimie, il faut être capable d’interfacer les molécules (nano-objets) avec l’extérieur. Le défi est de communiquer avec une molécule unique, toujours la même, lui amener de l’énergie, obtenir des informations sur son comportement. Il faut pour cela élaborer des structures très fines à la surface d’un support. Ce problème est abordé au CEMES par une technologie de nanofabrication en ultra-vide. En effet, par rapport aux solutions traditionnelles mettant en jeu des salles blanches, l’ultra vide (Ultra High Vacuum, UHV) assure le meilleur contrôle possible dans la fabrication d’un objet avec une précision atomique. Mais les contraintes technologiques sont importantes : l’UltraVide est un vide très poussé (10-11 millibars – pour comparaison, à l’altitude de la station spatiale, le « vide » n’est que de 10-7 millibars-) et l’échantillon ne doit à aucun moment être en contact avec l’air sous peine de contamination.
Nous avons ainsi élaboré une sorte d’Usine en Ultra-vide constituée par une série d’enceintes et de postes de travail interconnectés.
L’ensemble, de 7 m de long, est organisé autour d’un tube central avec un chariot mobile assurant le transport entre les différents postes. On trouve ainsi un bâti d’épitaxie, une technique permettant de préparer les supports très bien définis, des ateliers de dépôts d’électrodes par métallisation, un spectromètre de masse qui permet de sublimer sélectivement des molécules triées en masse, et bien entendu des ateliers de caractérisation basés sur les techniques de champ proche (STM, mais aussi Microscope à Force Atomique, AFM).
Ce dispositif est opérationnel depuis 2 ans les premiers résultats montrent que l’on peut effectivement déposer des molécules ionisées de manière contrôlée, les caractériser et même les déplacer une à une pour créer des motifs particuliers.
Conclusion
Depuis sa création, le laboratoire de « la Boule » a ainsi profondément évolué dans le sens d’une grande diversification, mais avec toujours la préoccupation de comprendre et maitriser les phénomènes à très petite échelle. La place manque ici pour développer tous les sujets, comme la mise au point de nouveaux matériaux à base de carbone et notamment de « nanotubes », ou l’étude des propriétés extraordinaires des cristaux liquides, ces composés intermédiaires entre l’état solide et l’état liquide, ou encore la mise au point de procédés de fabrications de « nanopoudres ». En outre, de nouveaux projets apparaissent en permanence, comme celui de coupler laser et microscopie électronique, afin de combiner la résolution spatiale avec la résolution temporelle. Gageons que le CEMES va continuer à évoluer et n’a pas fini de délivrer une riche moisson de résultats.